Je peins parce que j´aime peindre. Je ne m´appuie sur aucune théorie. Dans les paysages et dans les personnages que je peins, j´ai tenté d´exprimer la solitude que nous vivons tous, et dans chaque tableau, l´univers intérieur de mes souvenirs. L´environnement extérieur ne m´intéresse que dans la mesure où il me fournit un prétexte pour peindre mon univers intérieur. »  (Jean Paul Lemieux, 1967)

Né il y a cent-quinze ans, Jean-Paul Lemieux (1904-1990) a su au cours de sa longue et illustre carrière se démarquer comme l’un des chantres de la culture populaire du Québec.

Ses personnages sont associés à une image d’un passé pas si éloigné et, surtout, sa conception des grands espaces sauvages et urbains québécois sont empreint d’un lyrisme et d’un mystère indissociable de la nature même de l’artiste.

Lemieux a étudié à l´École des beaux-arts de Montréal de 1926 à 1929, où il démontre un grand talent pour l´illustration. Après avoir obtenu son diplôme, il passe un an à Paris et étudie à l´Académie de la Grande Chaumière et à l´Académie Colarossi. De 1931 à 1935, il revient à l´École des beaux-arts de Montréal afin d´obtenir son diplôme d´enseignant, métier qu´il exercera de 1937 à 1967 à l´École des beaux-arts de Québec, sa ville natale.

Durant les années trente, Lemieux peint le relief montagneux du comté de Charlevoix dans le Bas-Saint Laurent et, au début des années quarante, il réalise des tableaux satiriques de la vie urbaine et rurale. En 1955, après une année passée en France, Lemieux adopte une approche plus conceptuelle et plus construite dans la composition de ses paysages, dont les personnages semblent souvent raides et immobiles. Dans les années soixante-dix, le silence obsédant et le malaise qui se dégagent de ces toiles prend la forme d´effroyables visions de villes en ruines, anéanties par les attaques nucléaires.

La fin des années 1960 le consacre comme artiste essentiel au Québec et au Canada.  Il est fait Compagnon de l’Ordre du Canada en 1969 et, la même année, le Musée des beaux-arts de Montréal présente une première rétrospective des œuvres de l’artiste déjà considéré comme une institution.

Le Musée du Québec, devenu Musée national des beaux-arts du Québec, organise une rétrospective importante des œuvres de Lemieux, mais le peintre décède à quatre-vingt-six ans, peu avant l´ouverture de l´exposition.

Déjà sollicité depuis le début des années 1930 pour illustrer différents livres, c’est au cours des années 1970 et 1980 que Lemieux se démarque le plus à ce niveau.

En effet, en 1971, il illustre une œuvre phare de la littérature du Québec, « La Petite Poule d’Eau » de Gabrielle Roy.  Cette édition luxueuse contient vingt estampes de reproduction à partir d’œuvres originales de Jean-Paul Lemieux et un dessin original de l’artiste.

Dans son second roman paru en 1950, Gabrielle Roy génère un vent de fraîcheur littéraire. Elle aborde les thèmes de la solidarité et de la quête d’un monde idéal à travers l’histoire des Tousignant, une famille habitant en région éloignée au nord du Manitoba.

Gabrielle Roy s’inspire d’un séjour d’un mois en cette région sauvage dite de la Poule-d’Eau, dans le nord du Manitoba, alors qu’elle y agissait à titre d’institutrice, à l’été 1937, tout juste avant son premier voyage en Europe. Le roman, publié à Montréal treize ans plus tard, se divise en trois parties distinctes, mais implicitement reliées entre elles, qui permettent de suivre le cheminement de la famille Tousignant. Dans «La Petite Poule d’Eau», Gabrielle Roy évoque des thèmes – la nature, l’enfance et l’éducation – qui reviendront fréquemment dans son œuvre.

Le mariage idéal entre l’écriture douce et poétique de Gabrielle Roy et les images évanescentes et empreinte de mystère de l’artiste se marient pour exprimer une sensibilité toute particulière, la peinture de Lemieux complétant l’écriture de Roy et vice-versa.

L’approche artistique suggéré par cette édition, originalement  parue aux Éditions Gilles Corbeil, inspirera Alain Stanké qui, grâce à la complicité qu’il cultive avec Denis Beauchamp de l’agence Multi Art Ltée, pour la publication d’une édition majeure qui fera école.

 

En effet, à l’aube des années 1980, le projet de marier le travail pictural de Lemieux à l’un des récits les plus importants de la littérature québécoise prend forme dans la tête des deux amis qui veulent ainsi rendre hommage à deux des plus importants représentant d’une certaine culture québécoise.

Écrite par le Français Louis Hémon (1880-1913)  et paru en l’année même du décès de l’auteur, Maria Chapdelaine deviendra rapidement l’un des symboles même de la vie au Québec à une époque déjà presque révolu au moment de sa publication.

Hémon, y donne un récit très simple d’une histoire d’amour presque silencieuse, sur fond de la vie d’une famille du Saguenay–Lac-Saint-Jean. Au-delà de l’aspect banal, minimaliste, volontairement réduit à l’aspect terrien, ce texte possède une grandeur et un souffle poétique qui demande presque l’apport de l’œuvre de Lemieux qui est déjà le grand poète visuel des mêmes espaces et gens du terroir.

La version picturale du livre reflète parfaitement l’esprit du roman.  Le vide des grands espaces, la simplicité apparente de l’histoire et des personnages, les symboles d’une certaine vie en région éloignée; les œuvres de Lemieux semblent coller parfaitement aux thèmes véhiculés dans le livre d’Hémon.  Ce qui est plus frappant, et ici une connaissance approfondie de l’œuvre de l’auteur français devient essentielle, est la synergie poétique qui opère entre les images de Lemieux et l’imaginaire d’Hémon.

Celui-ci, bien qu’étranger à la psyché québécoise a su comprendre et exprimer une réalité qui est apparente dans toute l’œuvre de Jean-Paul Lemieux.  Il flotte un air de mélancolie nostalgique qui est partout dans l’œuvre du peintre.  Nonobstant les qualités plastiques  intrinsèques à l’œuvre de celui-ci, l’histoire gardera de Lemieux une image de chroniqueur d’un certain mode de vie qui, d’une certaine façon, collera aussi à l’image historique de Louis Hémon.

C’est donc dans la compréhension profonde de cette réalité qu’Alain Stanké, lui-même québécois d’adoption et Denis Beauchamp se mirent en tête cet hommage aux deux géants de la culture d’ici.

De façon à proposer à un maximum de gens la possibilité de profiter de ce qui allait se démarquer comme un événement tant des milieux de l’art que de l’édition, les partenaires décident de publier quelques versions de la collection de dix estampes.

Pour  le marché «grand public», ils proposent un livre tiré à 5 000 exemplaires, tous numérotés et vendu au prix de 75.00$

Une édition « grand-luxe », limitée à 125 exemplaires et dont le format respecte les tableaux originaux (46cmX58cm) est aussi offerte au prix de lancement de 5 000.00$ qui passera ensuite à 6 000.00$ en faisant de ce livre le plus onéreux jamais publié au Canada à l’époque.

En 2018, les résultats d’enchère pour une collection complète sont tout aussi impressionnants.  En effet, certains coffrets ont été adjugés pour des sommes importante ce qui tout de même exceptionnel pour des reproductions.

Évidemment, on parle ici d’un morceau de l’histoire du Québec et il est difficile de mettre un prix sur l’histoire.  Ceci étant dit, c’est un exemple frappant de la valeur de l’art « sérieux » sur un marché difficile et une excellente raison de croire en la valeur de l’art comme investissement.

Au cours de la dernière décennie, les œuvres originales de Lemieux ont atteint des sommets insoupçonnés aux enchères, certains tableaux tels « 1910 Remember » ayant atteint les 2 000 000.00$ en 2011!

En tant qu’intervenants et influenceurs du monde de l’art, les galeries, agents et éditeurs se font un point d’honneur de cerner les artistes et les tendances qui marqueront leur époque.  Évidemment, cette tâche est de plus en plus difficile et aléatoire mais grâce à l’expérience et le flair acquis au cours des années et des décennies, il est  toujours possible de refléter la réalité historique de l’art, de prendre en considération sa valeur d’investissement tout en gardant en tête une mission culturelle et pédagogique.

S.M.Pearson, Le Balcon d’art, Janvier 2019